Danses Roumaines (1915 – arrt.1917) | orchestre de chambre | 6′
Magyar Képek (1931) | Orchestre | 10’30 »
La fin misérable et assez obscure de Béla Bartók fut suivie d’une gloire posthume immédiate et fulgurante. Débordant le cercle étroit des spécialistes, la musique de Bartók prenait place en peu d’années au premier rang des classiques du xx°s. De pair avec celle de Stravinski, mais de manière bien plus exhaustive, elle faisait la conquête des publics les plus vastes. Ses six quatuors ont acquis une audience comparable seulement à celle des quatuors de Beethoven, ses concertos sont parmi les plus joués du xx°s. Il s’est fait autour de cette œuvre si pure, si noble, si racée, une unanimité qu’aucun compositeur depuis Ravel n’avait rencontrée.
Cet homme d’une fierté ombrageuse, ascétique en son énergie tendue, en sa volonté d’acier bridant une fébrilité tragique, refusa tout compromis, tant humain qu’artistique, et s’imposa ainsi cette existence unie et effacée, singulièrement dépourvue d’événements saillants.
La double découverte, simultanée, des richesses du folklore et de Debussy permet à Bartók de trouver sa véritable voie, à partir de 1906 environ. Après des pages de jeunesse d’essence romantique et lisztienne, il donne ainsi ses premiers chefs-d’œuvre (du premier quatuor au Prince de bois) durant une décennie à la fois folklorisante et impressionniste dominée par le Château de Barbe-Bleue. La phase suivante, celle du Mandarin merveilleux et des sonates pour violon, expressionniste et révolutionnaire, est la plus audacieuse, celle où Bartók se rapprochera le plus des recherches atonales de l’école viennoise, sans jamais rejoindre les rangs sériels. Pas plus que ses contemporains, Bartók n’échappera à la vague de néoclassicisme et de « retour à Bach », mais, pour une nature d’élite comme la sienne, avec des résultats singulièrement bénéfiques, dénués de tout effet de pastiche ou d’exercice de style. Cette influence en profondeur illumine les concertos pour piano nos 1 et 2 et la Cantata profana. Entre 1934 et 1939, l’art de Bartók atteint à son zénith, à son point d’équilibre et de synthèse, incarné par les trois chefs-d’œuvre que sont le 5e quatuor, la Musique pour cordes et la sonate pour deux pianos et percussion. L’effroyable tristesse du 6e quatuor (1939), chant d’exil et de mort, ouvre le douloureux épilogue américain, au cours duquel Bartók arrache au silence de rares œuvres, mais qui n’atteignent plus qu’exceptionnellement (sonate pour violon seul) à la perfection fulgurante des œuvres de la haute époque.
Le style musical de Bartók est né de la nécessité de créer un langage adapté au folklore primitif de la Hongrie, mais aussi des pays avoisinants ou lointains (Slovaquie, Roumanie, Bulgarie, Turquie, Afrique du Nord), qu’il prospecta toute sa vie sans relâche, muni de cylindres d’enregistrement, et dont il ramena un trésor de près de dix mille mélodies. Il s’efforça de démontrer que tous ces chants avaient des racines structurelles communes ; cette conception d’un folklore universel rejoignait son pacifisme généreux et fraternel. Il avouait avoir passé parmi les paysans les meilleurs moments de sa vie, ajoutant : « Les paysans sont animés de sentiments pacifiques ; quant à la haine sociale, elle est le fait des couches supérieures. » Mais il constata très vite que ces mélodies échappaient aux lois du langage classique traditionnel, à l’harmonie tonale tout comme aux rythmes mesurés réguliers. Liszt avait déjà intuitivement pressenti tout cela, mais ce fut le coup de baguette magique de la fée debussyste qui permit à Bartók, libéré du passé académique, de forger ce langage neuf. Fixé dans ses grandes lignes vers 1910, il ne cessera d’évoluer et de s’enrichir dans le détail. L’auteur ne le codifia jamais, mais d’éminents exégètes s’en chargèrent, notamment Ernö Lendvai.
L’échelle la plus primitive, et donc la plus fondamentale, commune à tous les folklores, c’est la gamme pentaphone, dont l’usage appelle une harmonie fondée sur les quartes et les quintes, écartées de la musique savante européenne depuis le Moyen Âge. Bartók rejoint ainsi les recherches contemporaines de Debussy, Schönberg ou Scriabine dans le sens d’une harmonie « antitonale » fondée sur les quartes plutôt que sur les tierces. L’autre aspect caractéristique du langage mélodico-harmonique de Bartók est d’essence orientale : il s’agit de ce chromatisme ténu, de ces intervalles étroits tournant autour d’une note fixe et s’épanouissant progressivement, dont le thème de fugue initial de la Musique pour cordes fournit, parmi cent autres, le modèle le plus accompli. Entre ces deux extrêmes, il y a place pour toutes les échelles modales, antiques ou ecclésiastiques, orientales ou tziganes, et pour cette étrange gamme « acoustique » (avec tierce et sixte majeure, septième mineure et quarte augmentée), dont le triton, précisément, cette vieille quarte lydienne, constitue à la fois le signe distinctif du langage bartokien et la base de son système « axial ».
Le système « axial », fondé sur l’intervalle de triton séparant les deux relatifs possibles d’une tonique donnée (selon son mode supposé), constitue une utilisation cohérente du total chromatique, fondée à la fois sur le cycle naturel des quintes et sur les relations tonales. Il s’oppose ainsi à son utilisation non tonale, sérielle, par le dodécaphonisme de Schönberg. En libertaire farouche, en homme attaché à sa terre et à son atavisme, Bartók refusera toujours de rejoindre ce dernier, ce qui ne l’empêchera nullement d’atteindre à des tensions aussi puissantes, à la fois par l’usage constant d’intervalles tendus et ultra-dissonants et par une frénésie rythmique étrangère par essence aux Viennois, mais rejoignant par d’autres voies les conquêtes stravinskiennes. Les rythmes bartokiens se rattachent aux deux pôles du folklore d’Europe orientale, déjà définis par Liszt : le récitatif mélodique libre, ou rubato-parlando non mesuré, et les danses, à pulsations métriques régulières (2/4) ou irrégulières (de 5 à 11 croches et davantage), ces dernières aboutissant aux temps inégaux propres à la rythmique bulgare (Mikrokosmos, 5e quatuor). Bartók est également l’un des plus grands architectes de l’histoire musicale, et la maîtrise formelle de ses quatuors, notamment, égale celle de Beethoven. Il s’appuie fréquemment sur le nombre d’or, qui divise un élément en deux parties inégales, de manière que la plus petite soit à la plus grande ce que celle-ci est au total des deux. Ce nombre détermine non seulement le moment névralgique d’un morceau (réexposition de forme sonate, par exemple) ou les proportions entre les différents mouvements d’une œuvre, mais jusqu’au choix des éléments les plus infimes, comme les intervalles mélodiques. Le constructeur soucieux de symétrie (et dont le sens maniaque de la précision l’entraîne à minuter ses partitions, section par section, à la demi-seconde près !) affectionne tout particulièrement les structures concentriques, en forme d’arche, en cinq mouvements (4e et 5e quatuor, concerto pour orchestre), ou en trois, le second s’articulant à son tour en trois volets (2e et 3e concerto pour piano).
Les grandes œuvres de Bartók ont toujours été séparées les unes des autres par de nombreux travaux d’ordre folklorique, transcriptions ou adaptations, qui en constituent en quelque sorte le terreau nourricier. La production pianistique est la plus nombreuse (quelque 300 pièces en 28 opus) et nous révèle le mieux les méthodes de travail du compositeur, pianiste de génie se forgeant progressivement au clavier les éléments de langage développés ensuite dans des œuvres plus vastes. En effet, en dehors d’une unique sonate et de la sonate pour deux pianos et percussion, qui agrandit le cadre du seul clavier, on trouvera surtout ici des recueils de pièces brèves, dont il faut détacher les audacieuses 14 bagatelles, admirées par Schönberg, les sombres Nénies, le frénétique Allegro barbaro, qui ouvre le premier au piano le domaine percussif, la parfaite Suite opus 14, les trois études opus 18, pages d’une difficulté transcendante, que la tension de leur langage situe au lieu géométrique de Debussy et de Schönberg, le cycle En plein air, avec les fascinantes Musiques nocturnes, une de ces évocations de nature frémissantes et mystérieuses dont Bartók seul possède le secret, et qu’on retrouve fréquemment dans ses œuvres de chambre et d’orchestre, enfin les 6 cahiers de Mikrokosmos, méthode de piano graduée et complète, dont les 153 pièces culminent dans la prodigieuse virtuosité des six Danses bulgares conclusives. La musique de chambre est évidemment dominée par la série des six quatuors, jalonnant toute l’évolution de Bartók sur une trentaine d’années, et dont les 3e et 4e demeurent sans doute les plus parfaits et les plus audacieux. Mais il faut citer également les deux sonates pour violon et piano, la tardive sonate pour violon seul, le curieux trio « Contrastes » (clarinette, violon et piano) et les quarante-quatre duos, pour deux violons, qui sont le « Mikrokosmos » des violonistes. Les trois concertos pour piano, si différents, se complètent admirablement : le premier, sauvage et austère en sa frénésie percutante, le second, d’une éblouissante et périlleuse virtuosité et d’une somptueuse richesse, le troisième, apaisé, lyrique, automnal, comme l’ultime concerto de Mozart. Des deux concertos pour violon, le second, l’un des plus considérables du genre depuis Beethoven, éclipse le premier, œuvre de jeunesse mais de publication posthume. Le concerto pour alto, laissé à l’état d’esquisses, complété par Tibor Serly, est une page dépouillée et poignante. L’orchestre pur est assez peu représenté, en dehors de partitions de jeunesse : on citera surtout la Suite de danses, triomphe du « folklore imaginaire », et le populaire concerto pour orchestre, brillant et coloré, mais d’une matière quelque peu composite. Pour des formations plus restreintes, le délicieux Divertimento pour cordes et surtout la sublime Musique pour cordes, célesta et percussion, sans doute la synthèse la plus complète et la plus parfaite du style bartokien, sont d’absolues réussites. Les partitions scéniques, capitales toutes trois, traitent toutes du conflit de l’homme et de la femme, dans un climat de plus en plus sombre et désespéré. Le Château de Barbe-Bleue est considéré par les Hongrois comme leur Pelléas, mais cet acte si dense à deux personnages seulement est plus violent et plus ample de souffle que l’ouvrage de Debussy. Des deux ballets-pantomimes, le Prince de bois, luxuriante symphonie chorégraphique soutenant la comparaison avec Daphnis de Ravel, dont elle retrouve le grand souffle de nature, s’oppose violemment à l’âpre et corrosif expressionnisme du Mandarin merveilleux. Peu nombreuse, la musique vocale est dominée par la Cantata profana.
À l’écart des grands centres musicaux de son époque (Paris, Vienne, Berlin), Bartók a choisi la voie d’une indépendance farouche et hautaine. Si elle lui a été fatale de son vivant, cette liberté lui a assuré l’admiration reconnaissante de tous les jeunes musiciens d’après 1945, soucieux d’échapper tant à la tyrannie néoclassique qu’au carcan sériel, et qui trouvèrent en lui un phare, un guide, et la plus pure caution spirituelle. Depuis lors, la musique a vu s’ouvrir d’autres perspectives, mais la perfection de cristal de l’œuvre bartokienne s’impose au-dessus des modes et des esthétiques.
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