Stay on it (1973) | effectif variable | durée libre
Buddha (1984) | effectif non renseigné | durée libre
Julius Eastman est un compositeur, chanteur, pianiste, danseur et performer africain-américain, né en 1940 à New York et mort à Buffalo en 1990. Figure singulière de la musique américaine moderne, il est l’auteur d’une œuvre à la fois explosive, militante, méditative, voire rituelle, qui emprunte et cite autant la musique classique que populaire ou sacrée. Ses compositions excèdent le cadre du « minimalisme » des années 1970, tant par leurs inventions formelles que par leur système de notation ouvert, renouvelé dans chaque œuvre, de même que par l’engagement politique qu’elles portent.
Depuis 2005 les œuvres de Julius Eastman sont progressivement redécouvertes et interprétées, notamment grâce au patient travail de la compositrice américaine Mary Jane Leach ainsi que de New World Records[1], dont le travail respectif de récolement et d’éditions ont fait découvrir la complexité d’une œuvre discrète du vivant du musicien.
Julius Eastman commence le chant dès l’âge de 7 ans dans une paroisse épiscopalienne d’Ithaca et le piano à 14 ans. Il étudie la musique classique à l’Ithaca College puis la composition avec André C. Vauclain au prestigieux Curtis Institute of Music de Philadelphie. En 1969, il intègre à Buffalo le Center of the Creative and Performing Arts, alors pépinière de la musique d’avant-garde dirigée par Lukas Foss et Morton Feldman. Il y est engagé à la fois comme compositeur, pianiste et chanteur — il est en effet baryton doté d’une tessiture et des moyens vocaux exceptionnels. Il crée en 1970 à Buffalo The Moon’s silent modulation et Thruway, vastes oratorios métaphysiques précurseurs de l’esthétique multimedia, mêlant chœurs, instruments, bande-son, chorégraphie et images filmées.
Son premier triomphe public a lieu en 1970 dans Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies, opéra dont il interprète le rôle unique, celui du roi fou George III. Il en réalise à Londres l’enregistrement, témoignage le plus marquant de son génie de chanteur.
En 1970 également, avec le compositeur et flûtiste tchèque Petr Kotik, il fonde le S.E.M. Ensemble, groupe de musique de chambre influencé par l’esprit subversif de Fluxus, jouant John Cage, Morton Feldman, Cornelius Cardew, Alvin Lucier, Christian Wolff ou Earle Brown. Pour le S.E.M. Eastman compose entre autres Macle (1972) Joy Boy (1974) et Femenine (1974), qui manifestent de plus en plus fortement son identité gay.
Avec le S.E.M. Ensemble et le Center of the Creative and Performing Arts, Eastman fait quelques tournées en Europe, notamment avec sa pièce Stay On It (1973), une des ses pièces les plus jouées, qui marque un tournant vers le courant minimaliste et la rythmique dansée, mêlés à une diversité toute personnelle qui différencie fortement Eastman de Terry Riley ou Steve Reich.
En juin 1975, son interprétation “satirique, homoérotique et burlesque[2]” d’une page du Song Books de John Cage fait scandale et amène son départ de Buffalo pour s’installer en free lance à New-York.
C’est à New York qu’il compose en 1979 les trois œuvres de la “N*gg*r series”: Crazy N*gg*r, Evil N*gg*er et Gay Guerrilla. Ces œuvres-manifestes font tout autant appel à l’humour pince-sans-rire de l’humoriste africain-américain Richard Pryor (That N*gg*r is crazy, 1975), qu’à un appel radical à la lutte. On remarque la notion trans-historique de la résistance et de la lutte dans la construction de certains passages de Gay Guerrilla, qui citent l’hymne protestant A Mighty Fortress Is Our God de Martin Luther. Ce triptyque est conçu sans indication d’instruments, il peut donc être joué par une variété d’effectifs. Eastman y poursuit un idéal de “musique organique (“organic music”) dans laquelle les éléments musicaux se transforment et s’accumulent imperceptiblement. La diversité des références musicales rejoint un puissant effet dramatique, signant l’apport unique d’Eastman aux courants “minimalistes” des années 1980. Eastman crée ensuite The Holy Presence of Joan d’Arc pour 10 violoncelles précédé d’un Prelude pour voix seule, œuvres qui affirment sa radicalité mystique.
À New York, dès 1976, Eastman est devenu co-programmateur et directeur musical, avec la compositrice Tania León et le compositeur Talib Hakim, de concerts au Brooklyn Philharmonia (« Brooklyn Philharmonia’s Community Concerts») orientés de manière militante, privilégiant les artistes Africains-Américains et Latinos. Il continue aussi à collaborer avec d’autres créateurs de la Downtown Manhattan scene, dont Meredith Monk (Dolmen Music, Turtle Dream), Arthur Russell (Tower of Meaning), le chorégraphe Andy DeGroat… Il multiplie les créations-performances à The Kitchen et improvise au piano (The Zurich Concert, enregistré).
En 1982-1983, une rupture semble intervenir dans sa vie et sa création. Expulsé de son appartement d’East Village il perd une grande partie de ses manuscrits. Sa création se raréfie de plus en plus, malgré Buddha (1984), Piano 2 (1985), enfin Our Father (1989). Il meurt dans l’oubli à Buffalo, à 49 ans, en 1990.
Eastman laisse cependant une cinquantaine d’œuvres, dont une trentaine sont aujourd’hui accessibles. Depuis 2009-2010, son œuvre suscite un intérêt international croissant. C’est un grand privilège de pouvoir accéder maintenant à cette œuvre singulière et d’une irréductible beauté.
Jean-Christophe Marti
[1] Notamment grâce à la publication du coffret Unjust Malaise, comprenant l’enregistrement de sept œuvres de Julius Eastman, New World Records, 2005.
[2] Renée Levine Packer, This Life of Sounds. Evenings For New Music in Buffalo, Oxford University Press, 2010.
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